Le but de cet essai est d’essayer de définir ce qu’est fondamentalement une tombe et quelles doivent en être ses qualités.

I- L’inhumation, acte fondamental de l’humanité.

Ainsi, « l’humain », par étymologie (humo : j’enterre), est celui qui enterre ses morts. L’humanité (humarer : enterrer, ensevelir) se caractériserait par le fait que l’on ensevelisse les morts.

Il y aurait donc dans cet acte une nécessité pour la bonne évolution du groupe social, quelque soit sa culture ? Sinon, comment expliquer que l’ensevelissement des morts soit une pratique si constante ?

La question qui se pose est : pourquoi l’in-humation est-elle une nécessité ?

Si l’on se met à la place d’un homme primitif, la première raison est d’éviter le démembrement et l’éparpillement du défunt par la faune environnante. C’est un abri.

Enseveli, le défunt devient un « disparu », il ne paraît seulement plus aux yeux des survivants, caché par sa tombe.

Il n’est plus visible mais il est là : les liens qui unissent le mort aux vivants peuvent ainsi perdurer : sa tombe, son abri, là où il demeure, par sa visibilité propre évoque le mort qu’elle cache et par là même permet, en suscitant des souvenirs, l’entretien de ces liens.

Donc on est dans un processus fondamental qui relie ces éléments dans une chaine de cause à effet : le« disparu » <> la tombe-abri <> les souvenirs <> la continuité des liens.

Quel est l’élément fondamentalement nécessaire dans cette chaine ?

Les trois premiers sont importants, il faudra les analyser plus loin, mais ne constituent pas des buts ultimes car ce ne sont que des moyens ; c’est la « continuité des liens » qui unissent les survivants au mort qui semble la finalité essentielle.

Alors, en quoi la « continuité des liens » constitue-t-elle une nécessité?

On peut tenter une approche psychologique.

Je suis là, il est invisible, mais il est là. Ma valeur, c’est la valeur que j’avais à ses yeux, elle va se détruire si je suppose qu’il n’est plus. La désagrégation des liens qui m’unissent au défunt entraînerait ma propre désagrégation psychique. Ne me parlez pas des liens que « j’avais » avec le défunt, je suis toujours en lien avec lui.

L’éparpillement du corps du défunt susciterait la dispersion de ces liens, leur anéantissement prématuré. Prématuré car il faut un temps psychique, un temps pour que ces liens s’effacent, si ils s’effacent un jour. En attendant ils permettent à ceux qui ont aimé le défunt de perdurer eux-mêmes, de se respecter eux mêmes en le respectant. Il y a une affaire de miroir psychique qui ne peut être brisé prématurément sans préjudices, il doit juste s’effacer doucement avec le temps.

L’absence du corps du défunt, l’impossibilité de pouvoir l’invoquer en l’évoquant à travers de sa tombe, serait en ce sens préjudiciable à la bonne santé mentale de ceux qui étaient en lien avec lui, à la bonne santé du groupe social dont il faisait partie.

En résumé, l’in-humation est un acte fondamental de l’humanité dans le sens où elle répond à la nécessité de maintenir la continuité des liens qui unissent le mort aux vivants à travers le processus technique « corps non-éparpillé-caché » <> tombe <> souvenir .

L’enchaînement de causalité entre « la continuité des liens » et « le souvenir » est assez évidente : l’évocation des souvenirs entretient la vivacité des liens.

Maintenant, il faut revenir sur l’enchaînement tombe et souvenir.

Pour rester dans une perspective fondamentale on préférera dans ce propos utiliser le mot « tombe » à celui de « sépulture ». La tombe est une simple fosse où le mort est mis à l’abri.

La sépulture, étymologiquement « les derniers devoirs », implique l’existence de rites qui ne peuvent être que des éléments rapportés sur une pratique qu’on a tout lieu de penser fondamentale.

Dans le processus « disparu » <> tombe <> souvenirs <> continuité des liens, la tombe est l’endroit qui contient le disparu. Etre un contenant est son rôle fondamental.

Un contenant qui abrite le défunt, le cache, mais l’évoque en même temps.

La question est maintenant comment la tombe opère-t-elle sur le souvenir ?

Le « disparu » n’est plus visible, mais la tombe-abri l’est.

Il faut rapprocher cette « visibilité » de la tombe des mécanismes de la mémoire qui semble-til s’appuient essentiellement sur l’image. On peut visualiser une image dans sa tête, la voir. Faire un son, une odeur, une caresse, un goût n’est pas possible, on peut tout juste « revoir » le contexte de ces sensations-là. L’imagerie mentale est le chemin le plus aisé de la mémoire, on parle de « palais de mémoire » dans lesquels on se promène pour susciter à travers des détails visuels des histoires qui enclenchent le souvenir.

On peut donc penser que la tombe est la chose visible du défunt permettant au vivant d’enclencher le processus de mémoire et donc d’entretenir la continuité des liens avec lui. Voici un exemple extrême pour illustrer le propos : vous avez un ami astronaute qui est resté coincé sur la lune. La lune sera sa tombe. A chaque fois que vous la verrez vous penserez à lui et les liens qui vous unissent reviendront à votre conscience.

Suivant sa fonction fondamentale de point d’ancrage visuel, quelles doivent être alors les qualités d’une tombe ?

En premier lieu, elle doit être appréhendable visuellement. Elle doit pouvoir être cernable du regard et se distinguer visuellement. La mer peut-elle être une tombe par exemple ? ça fonctionne, mais mal : trop vaste et sans limites… ; Une dispersion de cendres sur une pelouse peut-elle constituer une tombe ? oui si on a bien repéré l’endroit exact de la pelouse… Une urne est-elle une tombe ? oui si elle remplit les qualités qui suivent ci-après.

La tombe doit être également accessible à tous les vivants qui entretiennent des liens avec le mort : il faut que la famille, les amis et même des inconnus, dans le cas d’un défunt illustre, puissent venir la voir.

Pour ce faire, elle doit d’abord être dans un lieu connu de chacun des membres de son groupe social et non pas connu uniquement de quelques uns : on ne peut savoir précisément, parce que cela relève de l’intime, pour qui le défunt comptait. Donc un lieu repéré de tous sans distinction.

Ensuite, elle doit être suffisamment proche, suivant l’environnement et les possibilités de déplacement dont dispose son groupe social, pour que ses membres puissent s’y rendre quand ils en ont besoin. Enfin, elle doit être dans un lieu sans contraintes d’accès. L’espace public s’impose. L’urne gardée dans l’intimité d’un membre de la famille, cela pose problème. Un mort, ça se partage.

Toujours sur la visibilité d’une tombe, elle doit être durablement visible, au moins tant qu’il il y aura des vivants qui entretiennent un lien avec le disparu.

Deux points sont à surveiller pour ce faire.

Pour conserver cette visibilité, elle doit d’abord être elle-même dans un lieu pérenne sous peine de disparaître si le lieu est transformé : l’espace du cimetière s’impose. A propos de la pérennité du lieu, on peut se poser des questions quant à la dispersion des cendres dans la nature : l’arbre qui sert de repère visuel ne sera t’il pas coupé? Le petit bois transformé en lotissement ?… ?

Ensuite elle devra garder son pouvoir d’ancrage visuel tant que nécessaire. On veillera à ce qu’elle soit constituée pour durer et entretenue pour rester identifiable.

On peut, quant à l’identification du défunt, se demander si une tombe doit être collective ou individuelle.

Il paraît évident que, dans son rôle de focalisation sur le défunt, la tombe individuelle est la plus efficiente. Dans cet ordre d’idée la tombe familiale ne peut être une panacée. Plus il y a de défunts dans une tombe, moins elle garde son pouvoir évocateur d’un défunt en particulier. On comprendra le dégoût que provoque la fosse commune. On s’étonnera à ce propos de la pratique actuelle du jardin du souvenir avec sa pelouse-tombe, son arbre habituel, son lit de galet, son bac à sable, sans parler du puit à cendres, de tous ces lieux où les défunts s’entassent les uns après les autres, les uns sur les autres.

En dernier lieu, il convient de se demander combien de temps doit exister une tombe et comment doit-elle être constituée en conséquence ?

Son temps dépendra du temps que vivront des liens entre le mort et les vivants et sa constitution dépendra directement de ce temps. Il faut-là distinguer la problématique du défunt d’une famille simple et celle du personnage illustre dans son groupe social. L’abandon prématuré d’une tombe est source de fracture psychique : c’est l’abandon du défunt, le renoncement aux liens. Une durée trop courte est donc à proscrire pour la bonne santé psychique du groupe social attaché au défunt.

Pour une famille simple on peut penser que l’arrière petit enfant n’aura plus besoin de la tombe du disparu ne l’ayant pas ou peu connu, celui-ci devenant un simple « ancêtre » en perdant le statut de « disparu » – celui avec qui on a des liens. La tombe devrait, dans ce sens, alors rester visible à minima 2 à 3 générations. Moins serait de facto une erreur. Au delà, elle n’a plus de raison d’être.

Mais attention, dès que la tombe n’a plus lieu d’être et si elle perdure d’elle même, elle peut devenir un poids pour ceux qui en ont la garde. Renoncer à une tombe est souvent difficile avec la question qui restera sans réponse certaine : il y a t’il encore quelqu’un qui a des liens avec le défunt ? Gérer la tombe d’un ancêtre est un acte troublant pour celui qui en la la charge : que faire d’une urne, faut-il réduire un corps, quel défunt choisir pour libérer de la place…

C’est là qu’apparaît la sagesse des anciens qui pratiquaient l’enfouissement en pleine terre : cette forme de tombe s’efface d’elle-même, automatiquement, dans le même temps que les liens disparaissent, qu’il n’y a plus personne pour se souvenir, pour l’entretenir. Il n’y a rien à gérer, la nature reprend sa place au sol comme en sous-sol rendant la sépulture invisible, le mort tombe de lui-même dans le néant, aucun vivant ne souffre.

La mise en pleine terre du corps est de ce fait la tombe la plus réconfortante pour les vivants.

À l’opposé, pour un personnage illustre, un pharaon, un dirigeant, un grand artiste, la tombe devra durer, car il y aura toujours des membres de son groupe social qui auront besoin de l’honorer pour s’honorer eux-mêmes. La tombe « au sec » s’impose : pyramide, chapelle, enfeu, caveau … La tombe n’est plus un simple point d’ancrage visuel pour aider les vivants, mais devient un outil pour maintenir le souvenir collectif et ce, au delà du besoin psychique et affectif individuel.

Comment, en France, la modernité intervient-elle dans le processus fondamentale de visualité de la tombe ?

On ne peut faire l’impasse sur le XIX siècle avec l’émergence de l’industrie et dans son sillage d’une bourgeoisie financière, industrielle et de notables ainsi que de l’urbanisation. Les grands cimetières caractéristiques de cette époque apparaissent, surtout dans le Nord avec en figure de proue le cimetière du Père Lachaise.

Comme cette bourgeoisie s’impose dans le paysage social, qu’elle se considère et est considérée comme importante, elle adopte des tombes « au sec » sous forme de chapelles, tombeaux et caveaux. Ils sont familiaux parce que la lignée, avec la transmission des pouvoirs et des fortunes, est prise en considération comme un élément essentiel. On retrouve bien là le reflet du processus de mémoire exposé ci-avant. La pratique de ces bourgeois laissera des traces durables, tout le monde rêvant d’être un bourgeois. La pratique des cercueils « au sec » et des tombes familiales se répand.

Dans le même temps arrivent l’urbanisation et les fortes densités de population qui du fait de la nécessité de la proximité de la tombe imposent « la gestion des morts ». Les concessions vont devenir temporaires, le cercueil est mis « au sec », car plus facilement gérable pour pratiquer exhumation et réduction des corps.

Le constat que l’on peut faire à notre époque est que le caveau familial est devenu courant, proposé par les mairies à travers des concessions pré-équipées, au détriment de la tombe en pleine-terre et individuelle. Le tout dans un souci de bonne gestion. Chacun en tirera ses propres conclusions ; les professionnels du funéraire, eux, choisissent majoritairement la crémation….

Voilà le deuxième phénomène qui a modifié nos pratiques funéraires.

D’abord, il convient d’éliminer la soit disant destruction du corps qui en fait n’est qu’une transformation accélérée, compréhensible par tous, même si elle est brutale. Son inconvénient, quant au processus précité, est quelle altère l’image du défunt et nécessite une intellectualisation de la dégradation du corps pour surmonter cette altération d’image.

On peut penser à travers ce constat qu’il serait nécessaire de valoriser d’autant plus l’image du défunt à travers sa tombe qui en premier lieu est constituée de l’urne. On peut également penser qu’il devient franchement néfaste de ne pas forcer sur la visibilité de l’endroit où elle sera conservée. La pratique de la dispersion pose à ce propos un problème évident. Elle a malheureusement été pressentie comme la solution idéale en copiant, sans les adopter, les principes crématistes.

Le manque de réflexion face à la rapidité de l’envolée crématiste prônant la dispersion fait que l’on oppose, curieusement et à priori, in-humation (in humus, dans la terre) et crémation. Ce n’est pas parce qu’il y a une dégradation accélérée du corps, que ce dernier ne peut bénéficier d’une mise en terre pour achever sa dégradation.

Ensuite force est de constater que l’on n’a pas remis en question la pratique bourgeoise du XIX confortée par la facilité de gestion des cercueils et consistant à mettre le défunt « au sec » et « en famille ». Nombre d’urnes vont ainsi dans des caveaux, des cavurnes ou des cases de columbariums.

Pourtant la crémation réduit très sensiblement le problème de la « gestion des morts » : les défunts ne prennent pratiquement pas de place, ne font pas l’objet de réduction et la seule contrainte qui perdure suite à l’adoption des concessions temporaires est la nécessité de les exhumer.

À ce jour il n’y a pas de problème pour pratiquer l’enfouissement qui, comme on l’a vu, est d’un grand confort pour les proches, même si il s’agit d’un corps en cendres.

La société In terra a pris en compte qu’il fallait surpasser ces dérives obsolètes du XIXième en revenant au processus fondamentale de l’inhumation caractérisant l’humanité. Elle aborde la crémation sous l’angle de l’in-humation et propose une solution de tombe familiale ou individuelle avec enfouissement en pleine terre. Pour résoudre la nécessité légale d’exhumation, elle propose un linceul en fil de verre (tissus et coutures) qui ne se dégrade pas au cours des décennies. Une plaque au sol signale et rend visuel le lieu d’enterrement. Le choix de matière, de dessin est libre et permet une identification du défunt tout en valorisant son image à travers celle de sa tombe.

Enfin, une incantation : puisse cette réflexion être susceptible d’infléchir ce chiffre horrible donné par D. LE GUAY : 50% des dépressions font suite à un décès. La piste est à suivre….

Manuel TURRILLOT, architecte
Avec les contributions de
Damien LE GUAY et Francois MICHAUD NERARD via l’émission du 19/01/13 sur France Culture, et
Blandine SAGOT, psychologue.